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DOG SHOW
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Un été torride, quelque part dans le Sud, l’année de mes seize ans.
Papa n’était jamais là, toujours dans la capitale pour ses affaires. Il débarquait certains week-ends, avec un téléphone qui lui mangeait la paume et l’oreille, un ordinateur portable en forme d’oeuf d’autruche, une cravate blanche. Ses jambes étaient maigres et diaphanes, pigmentées par un fin lierre veines violettes et une dizaine de misérables poils noirs. Il ne venait quasiment jamais avec moi à la plage. Les rares fois où il consentait à m’honorer de sa présence, il s’asseyait dans la position du lotus et dépliait un journal économique avec des courbes de graphiques qui s’entrecroisaient inéluctablement.
Je n’aimais pas quand mes parents étaient réunis. Cela provoquait de longs silences ou des claquements de portes qui affolaient la poussière dans les lames de lumière poussant entre les persiennes.
Lorsqu’avec ma mère nous occupions seuls la grande maison près des rochers, j’appréciais le thé hindou pris ensemble à la nuit tombante, les réveils tranquilles en fin de matinée, le temps qui ralentissait à notre guise. Et surtout la grande liberté qu’elle me laissait.
Je ne savais rien de ses journée et elle se fichait des miennes. Je partais à la plage vers midi et, avec des amis, nous nous régalions de plats délicieux mélangeant riz et poissons. Nous étions une bande d’adolescents fougueux qui passions le jour à nager, taquiner l’océan dans des grandes barques, rouler dans le sable au gré de combats amicaux et féroces. Et puis nous parlions. De filles, évidemment, des mignonnes garces qui voulaient de mêler à nos jeux. Nous comparions la taille de leurs seins, le velouté de leur bouche, le galbe de leurs mollets, le cambré de leur cul. Nous regardions en douce les femmes qui descendaient mollement vers la mer ; nos yeux étaient avides des maillots épousant les renflements intimes. Nous étions épouvantables de cruauté, de lubricité, de prétention et de grossièreté.Je remerciais le Ciel que ma mère fréquentât exceptionnellement ce coin de sable où nous avions pris nos aises car elle n’eût pas été épargnée par l’examen impitoyable et scrupuleux.
Parfois maman s’offusquait de me voir rentrer tard (et il est vrai que je rentrais de plus en plus tard). Mon repas m’attendait, mais tiédasse, courtisé par les mouches. Elle ne servait pas de thé ces soirs là. Elle restait à mâcher son spleen dans son grand fauteuil sous la véranda. Papa a appelé ? je lui demandais. Elle ne répondait rien mais c’était une évidence. J’avais parfois du remords à la laisser seule dans la maison. Je savais qu’elle ne voyait personne, excepté l’ambassadeur de Birmanie, un ami de sa propre mère, qui la visitait à l’occasion, ainsi que d’austères veuves de marins prestigieux avec lesquelles elle partageait porto et amertume. Elle s’aventurait peu sur la plage. Elle me disait qu’elle avait peur du soleil. Pourtant il la rendait invariablement merveilleuse, éclatante, lui donnait la peau ferme et craquante comme celle d’un fruit jeune. Couleurs….le mat du grain de son épiderme, l’alliance du bleu et du blanc de son maillot rétro moulant sa silhouette de femme belle, sage, imperturbable. Oui, j’avais du remords, pourtant mon esprit était obnubilé par tout autre chose. Depuis trois semaines déjà, l’inconnue de la cabine huit faisait rêver tous les garçons de l’île.Les garçons guettaient le fanion. Bleu signifiait qu’elle n’était pas là. Rouge voulait dire que la belle attendait ses galants. Le drapeau apparaissait comme par enchantement, nul ne savait qui l’accrochait et à quel moment. Quand le fanion rouge ondulait sous les alizés, les jeunes hommes se terraient derrière les dunes, attendant leur tour. Personne n’avait décidé selon quel protocole nous devions entrer, cela s’était fait dans l’ordre des regards, proportionnellement à la durée de l’attente, au fil de jours extraordinaires.
La belle inconnue refusait les garçons de plus de dix-huit ans, de même que ceux âgés de moins de quatorze. A un de ses amants qui lui avait demandé pourquoi elle aimait les hommes si jeunes elle avait répondu : vous sentez comme les filles. Elle préférait les puceaux mais ne dédaignait pas coucher avec des garçons plus expérimentés, pourvu qu’ils soient fiers et gauches. La cabine huit était en retrait derrière une dune. Elle se démarquait des autres par sa grande taille, on eût dit un bateau échoué cul par dessus tête que la lassitude empêchait de se retourner. Les premiers jours, l’inconnue ne recevait qu’un garçon. Puis le rythme s’accéléra. Elle pouvait voir jusqu’à dix jeunes mâles entre midi et dix-neuf heures. Ses derniers amants la décrivaient comme de plus en plus insatiable. Nous les traquions, les bienheureux, nous les soumettions à la question, ces types qui ressortaient de la cabine en zigzaguant, tricotant des jambes, saoulés de plaisir, frissonnants. Et personne ne racontait la même chose. La cabine était tantôt un boudoir capitonné de satin, tantôt une hutte au sol rouge recouvert de feuilles odorantes, tantôt une barque flottant sur un fleuve minuscule et secret, bouillonnant dans la vapeur. L’inconnue fut décrite comme une andalouse aux yeux d’amadou, puis comme une courtisane scandinave, puis comme une princesse du royaume de Siam, enfin comme une rousse aux yeux saphir piquetés d’or. En fait tous les garçons qui ressortaient de son antre n’avaient qu’une chose en commun : la déraison. Après avoir lâché quelques mots ils sombraient dans un mutisme tétanique et partaient cultiver leur mélancolie du haut des rochers de granit rose raclés par les vagues. La seule chose que l’on sût de manière certaine était que l’inconnue ne parlait presque jamais. Il y avait seulement sa respiration.C’était mon tour. Trois garçons étaient déjà entrés puis sortis. Ils titubaient sur le sable comme des toupies épuisées. Je pénétrai dans la cabine.
L’obscurité était totale. Le sol était dur sous mes pieds nus. Il faisait froid, cela rendait les fragrances plus tranchantes. Impossible de distinguer l’inconnue mais elle est là. Une main me court sur le bras, m’agrippe, me tire. Je me retrouve plaqué contre des seins, je sens le laiteux de la peau et la dureté de la pointe aiguisée comme une faux. Il y a cette odeur de femme et de son plaisir, une douce sueur. Du doux de la paume ou du bout des ongles, ses mains parcourent mon corps. Cela dure une résurrection. Son visage se colle au mien, elle ne sort pas la langue mais ses deux joues lèchent les miennes, caressent mes oreilles, mes cheveux, mon cou. Je sens son nez dans le creux sensible et douloureux de mes épaules. Sa respiration est plus forte, plus rapide, elle renifle comme un animal.
Elle me repousse en poussant un petit cri de surprise.
C’est violent, tellement impitoyable que je fonds en larmes.
Elle se recolle à moi, avale mes pleurs, fait se fermer mes paupières avec sa langue, me lèche du front au torse. Je suis debout et elle est à genoux. Sa bouche est une petite caverne de soie.
Elle est couchée maintenant. Ma tête a roulée entre ses jambes et ses doigts écorchent mon cuir-chevelu.
Derrière elle.
Mes mains ont pris de l’assurance, malmènent ses épaules, malaxent sa nuque, tirent sa chevelure, ramenant sa tête vers l’arrière. Je cherche sa bouche mais ma langue n’atteint que ses tempes humides. Je mange les cheveux qui s’y collent. Mes doigts s’attaquent à sa bouche fermée qui gronde comme une forge ivre. Je cherche à désunir ses lèvres, je veux entendre sa voix couler comme un torrent. Ses dents mordent ma main à la faire saigner. Alors ma bouche enserre son cou et mes canines rentrent dans sa chair tendre comme du pain d’épice.Je sors de la cabine sans sentir le sable qui murmure sous mes pieds. Aussitôt je suis assailli par les garçons de ma bande qui -complices ou envieux, selon leur expérience- me demandent mille détails. Je les laisse me porter, me taper dans le dos, me donner des gifles amicales. Et moi je leur réponds par des bourrades d’homme. ils regardent ma main douloureuse dont chaque métacarpe est incisé un forme de demi-lune.
Je ne suis jamais rentré aussi tard. Avec mes lascars, nous avons bu des bières puissantes et amères, fumé des cigarettes vendues par des contrebandiers. Maman m’attend sous la véranda. Je touche ma tasse de thé hindou. Froid. Glacé. Elle se lève, se propose de réchauffer la boisson sur le poêle en céramique. J’acquiesce. Elle part à la cuisine en chantonnant. Il y a peut-être des jours comme ça, où tout le monde est heureux. Elle revient quelques instants plus tard avec ma tasse fumante. Elle s’assoit sur un des accoudoirs de ma chaise, m’ébouriffe les cheveux, s’inquiète de ma main enflée dont j’ai recouvert les stigmates d’une piteuse charpie. Je la rassure, lui disant que je me suis éraflé contre les arrêtes d’un rocher vieux garçon et aigri. Elle rit. Ses bras sont autour de mon cou. Puis elle fait basculer sa tête contre ma poitrine. Moi aussi je suis blessée, dit-elle en désignant sa nuque. Mes doigts écartent sa chevelure et j’aperçois à l’arrière de son cou l’empreinte de mes dents.
Elle lève les yeux vers moi et me sourit.
Nouvelle ecrite dans le cadre du concours de J.Presse « Deux heures pour écrire » dont le thème était « La queue à la cabine » (1999).