Chaque dimanche ces prochaines semaines, on va essayer de vous faire découvrir un autre versant du talent de Philippe. Même s’il écrit désormais exclusivement pour la bande dessinée, Philippe Thirault à longtemps publié des textes, romans (au Serpent à Plumes) et nouvelles pour différent support. En voici une sélection.
*
Greta Von Achenback avait quitté Munich le 7 mai. Son fils Ludovick était du voyage. Elsie, la soeur cadette de Greta, faisait également partie de la horde rutilante et pléthorique des Achenback (vingt-sept domestiques !) se rendant à Kielsdörf. Le périple depuis Munich fut éprouvant à cause de la chaleur et de l’inexistence d’une quelconque brise. C’était comme si le ciel avait retenu sa respiration. Le temps grandiose du printemps 14 annonçait tout sauf une guerre.
La propriété de vacances de la famille Achenback était une demeure bourgeoise qu’un architecte extravagant avait fait pousser au milieu d’une forêt de pins sombres, à la frontière du royaume de Bohème. La neige avait fondu seulement quinze jours auparavant et la terre exhalait encore l’odeur d’un hiver féroce. Il fallut huit heures pour installer chacun dans ses quartiers. Greta, Ludovick et Elsie résidaient au premier étage, dans des pièces vastes et claires comme un jardin. Le reste de la tribu, la valetaille, était parqué au second, dans une multitude de niches sous les toits, avec la lune, les cafards et les fuites. Après une semaine d’un soleil intense, irrationnel, la terre se craquela, les racines des plantes devinrent anarchiques et crochues pour aller chercher l’eau au plus profond. Dans les champs, les bêtes étaient accablées, ruisselantes. Les hommes buvaient, du vin, de la bière, de l’eau de vie, trop. Les bûcherons saisonniers qui débitaient le bois dans la forêt de Kielsdörf terminaient leur journée ivres et hurlants. Armés de leur hache, les gaillards venaient jusqu’aux grilles closes du domaine des Achenback pour psalmodier des refrains égrillards. Ils étaient altiers, costauds et parfaitement obsédés par la présence des cuisinières, femmes de chambre et autres fille de service. Ces dernières étaient loin d’être insensibles aux charmes des hommes des bois dont elles dévoraient du regard les épaules et le large torse dénudés par des chemises tombantes. Les femmes serviles de Kielsdörf qui ne purent réfréner leurs envies malgré la prière ou la masturbation formèrent rapidement un groupe très organisé dont le but était d’établir un roulement pour permettre à toutes de batifoler à l’extérieur du domaine sans que Greta pût s’en apercevoir. La forêt fut bientôt le théâtre de scènes particulièrement salées. Cela tournait à l’orgie forestière lorsque des erreurs de planning de la part à la fois des bûcherons et des domestiques laissaient une des fille au prise, seule, avec trois ou quatre géants au pénis dressé et épais comme un tronc.
La fièvre sensuelle épargnait Greta, qui préférait mourir de soif plutôt que de boire de la bière et de laisser son esprit engourdi par la chaleur succomber à l’ensorcellement de l’alcool puis à l’hypnose du stupre. Elle n’avait même pas adapté ses tenues vestimentaires à la canicule. Elle passait dans les couloirs de sa maison, transpirante, suffocante, mais l’esprit clair. Un roc, un monstre froid, disaient certains. Elle ne changeait pas.
Greta surveillait tout son petit monde. Muette la plupart du temps, il lui arrivait de donner quelques ordres très secs mais les domestiques savaient à quoi s’en tenir et la maison marchait toute seule. Tous les soirs, attablée à son secrétaire florentin, Greta notait sur de grandes feuilles mauves tous les manquements à la discipline qu’elle avait pu constater depuis l’arrivée à Kielsdörf et l’installation de cet été incongru de mai. Elle attendait une éclipse de ce soleil pour sévir car, dans l’état d’échauffement actuel des sens, ses gens ne l’auraient pas écoutée. Pire, ils l’auraient injuriée, bousculée, molestée, voire décapitée. Sa tête fraîchement coupée aurait trôné sur une des hautes grilles du parc. Veuve depuis 1892, à l’âge de vingt-six ans, Greta était restée une femme relativement belle, parfaitement creuse, avide, autoritaire et dénuée de qualités de coeur. Son fils Ludovick ne l’avait pas connue. Elevé exclusivement par des nounous triées sur le volet, des lèvres ou de la main il n’avait jamais touché sa mère, sauf au moment où son petit corps s’était frayé un chemin entre ses cuisses. Ludovick se qualifiait d’orphelin inconsolable ; il n’en menait pas moins la vie dissolue et méprisable d’un exécrable étudiant munichois gâté par de trop larges facilités de bourse.
Lors de ce mois de mai à Kielsdörf, il allait régulièrement faire poser de la glace sur sa cervelle embrasée dans les deux bordels de Holigensheim, bourgade à une lieu au sud. Les servantes de la maison Achenback étaient pour la plupart des filles faciles mais à l’imagination et à la propreté douteuses. Ludovick allait parfois avec les bûcherons et ces deniers lui montrait comment manier les grandes haches qui pouvaient couper un homme en deux. Ils buvaient beaucoup, un vin fin et traître que le jeune homme achetait pour ses ouvriers. Les bûcherons lui racontaient leurs histoires de filles, il leur racontait ses histoires de putes. Au plus fort de ses bacchanales, une angoisse saisissait Ludovick ; il sentait inconsciemment que le vin et la bière sournois qu’il ingurgitait verre après verre (les deux mélangés, parfois, au plus fort de cette chaleur démoniaque) allait faire de lui un épouvantable criminel.
Il y avait Elsie. Greta détestait sa soeur, une vierge de trente-neuf ans dont une asphyxie passagère à la naissance avait endommagé le cerveau. Elle n’était pas idiote, d’ailleurs elle connaissait le Livre par coeur et pouvait le réciter par chapitres entiers aux fleurs chétives qui poussaient à l’ombre des pins mornes. Dieu était en permanence sur ses jolies lèvres, elle avait le sourire des bons anges. Niaise au point que rien ne lui faisait peur. Avec sa petite voix que couvrait le bruissement de ses robes blanches, elle aurait évangélisé les lions, comme Blandine. Elle aurait pu faire une sainte magnifique.
11 juin. Un mois de temps saharien au fin fond de la Bavière. Seule Greta continuait à vivre normalement grâce à son sang froid de reptile égoïste. Elsie buvait du vin, cela faisait maintenant quelques jours. Son sourire était devenu épisodique sur ses lèvres gonflés par la chaleur. Elle était agitée par des rires rauques qui venaient du côté obscur de son cortex. Même la sainte n’avait pas tenu. Greta était rentrée chez sa soeur cadette un après-midi et l’avait surprise alanguie sur un sofa, les jambes écartées et dénudées, une main posée sur son sexe, une main qui touchait, qui fouillait. A la vue de sa soeur, Elsie arrêta son manège sans presser ses gestes. Elle se saisit d’un éventail et se fit du vent au niveau du ventre. » J’ai chaud. Pas toi, grande soeur ? »
Elsie invita Ludovick à boire du vin dans a chambre. C’était un vin français puissant qui saoulait rien qu’à y tremper les lèvres. Le jeune homme sentit ses pupilles se contracter violemment sous l’effet d’une lumière aveuglante. Les persiennes étaient closes. Elsie était nue devant lui et la blancheur extrême de sa peau absorbait toute la pauvre lumière de la pièce, puis la réfléchissait, miroirs multifaces en satin. Il la prit en fermant les yeux, concentré sur les odeurs et le mouvement de leur deux corps. Il n’auraient pas ressenti plus grande jouissance en entrant au Paradis.
Greta entra dans la chambre de sa soeur. Les deux amants étaient lovés, leur bouche ne faisait qu’une, ils se donnaient de la tendresse et de l’oxygène.
Le vent vint de Bohème et balaya la chaleur et l’insouciance. Greta renvoya son fils à Munich dans une pension d’obédience protestante réputée pour l’infaillibilité de sa discipline. Elle fit jeter Ludovick dans une diligence et ne lui adressa la parole avant son départ que pour lui dire qu’elle l’avait déshérité. Une fois le jeune homme parti, elle écrivit à Alex Neumann, son notaire installé à Munich, pour l’informer du bouleversement de son testament. Désormais Ludovick n’avait droit qu’à une bourse chiche et annuelle. Jusqu’à décision contraire, il était écarté de la succession des Achenback.
Kielsdörf était retombé dans l’apathie. Et tout rentra dans l’ordre. Pour solde de tout compte, Greta fit fouetter les servantes ayant le plus manqué à la morale au cours du mois écoulé. Puis elle conduisit sa soeur chez Dieter Schmidt, un exorciste réputé pour éradiquer le Mal chez les possédés. Elsie pleurait tous les jours son jeune amant, elle l’appelait en des termes très crus et ne voulait rien entendre malgré l’eau bénite dont on l’aspergeait en permanence. Sans cesse elle pressait sur son coeur un foulard en velours dévoré dont la couleur était celle des vagues qui bordent les côtes de granit rose. Un jour, à l’issue d’une énième confession, elle se rua sur l’exorciste, armée d’un coupe papier, et trancha le sexe de l’homme. Dieter Schmidt était en érection et il se vida très rapidement en de longs jets de sang qui jaillirent jusqu’au plafond de sa cure. Elsie fut interné en Bohème, dans un asile qui ne tenait aucun registre de malades, car ils vivaient trop peu longtemps pour cela. La frêle Elsie devait mourir deux ans plus tard, au fond d’une cage pour les fauves, on ne l’alimentait plus malgré ses cris. On lui retira un océan de la bouche. C’était le foulard mâchonné, détruit, mangé par la salive.
Premier Août. La guerre fut déclarée à la Russie. Puis tout s’enchaîna : 3 et 4 août, la France et l’Angleterre entraient dans la danse infernale. Les hommes mobilisés avaient quitté les forêts de Kielsdörf, et avec eux les rires et les bruits. Les feuilles charrièrent une sève jaune et malodorante par leurs pores béantes, une maladie qui se produisait une fois par siècle. Greta ordonna le retour de sa troupe à Munich, et cela si vite que rien ne fut rangé. Dès le départ des occupants des lieux, rats et blattes firent bombance et nid dans les celliers laissés ouverts. La tribu Achenback traversa une campagne où les femmes s’affairaient, le coeur noué, répandant des larmes muettes sur le blé et l’orge, pauvres hères cherchant en vain sur leur visage, dans leur cheveux, la trace du dernier baiser du fil, du frère ou du compagnon parti au front.
Munich était un lieu de rassemblement pour les régiments du sud et la ville était en effervescence. Le cocher des Achenback eut du mal à frayer un chemin pour sa propre diligence à travers la foule compacte qui, bayonettes levées, semblait défier le ciel. Greta avait le visage collé à la fenêtre de la diligence, elle s’y écrasait le nez, se brûlait le front. Son fils était peut-être là, à quelques mètres, au milieu de l’océan des uniformes, sous l’écume verte des casques, tanguant parmi les hommes ivres de patriotisme . A peine arrivée dans son hôtel particulier de la somptueuse et baroque Ludwigstrasse, Greta fit quérir Alex Neumann. Elle voulait des nouvelles de son fils. Quand Ludovick avait quitté Kielsdörf sur son ordre, comme un criminel, elle l’avait banni de sa pensée, rayé de ses souvenirs, car c’est ainsi que les choses devaient se passer. Puis, sans parler de regrets, encore moins de remords, elle avait senti son fils revenir. Il y avait son odeur partout dans la maison, dans la forêt où il aimait se rendre avec les hommes des bois. Il était toujours dans la chambre d’Elsie, sur ces draps qu’elle n’avait pas fait changer parce qu’elle voulait les faire brûler, puis parce qu’elle passait des heures à y enfouir la tête, humant ce fils dont elle n’avait jamais agacé la peau avec sa bouche. Par moment elle allait dans sa chambre vide de Ludovick et elle entrait dans des colères effroyables, parlant seule comme une aliénée , stigmatisant l’égoïsme de son fils, sa prodigalité, sa fainéantise, son insouciance. Et sa voix devait tremblante, étranglée, pour le complimenter sur sa beauté, sa finesse, son intelligence, sa générosité. Et la colère la reprenait pour lui reprocher sa propension à boire, sa fréquentation assidue des filles de mauvaise vie, son incapacité à être cet homme dont les Achenback avaient besoin. Il était parti. Elle avait été obligée de se séparer d’Elsie. Ils l’avaient abandonnée.
Lorsque Neumann se présenta devant elle, Greta était debout dans son boudoir, elle n’avait pas pu tenir assise plus de trois minutes depuis son retour chez elle. Le notaire lui baisa la main avec déférence mais également avec une affection ostentatoire. Ce veuf élégant avait du bien, et encore une certaine prestance pour son âge. Il ne désespérait pas d’égrener ses vieux jours au son des ressorts bien huilés du sommier cousu d’or des Achenback. Alex Neumann n’avait guère de nouvelles de Ludovick. Ce dernier était passé début juillet chercher à l’étude le maigre pécule alloué par sa mère. Il n’avait pas desserré les dents, malgré cela son haleine était pestilentielle, faite de vinasse et de rancoeur. Il résidait dans une maison borgne de Shneiderhof, où putains et contrebandiers faisaient commerce. Neumann s’était discrètement renseigné auprès du doyen de l’université de Munich : Ludovick ne faisait plus partie de l’honorable établissement depuis près de dix mois, ses absences répétées aux cours magistraux ayant entraîné son renvoi sans recours. Le jeune homme vivait à crédit grâce à sa maintien et sa mine de fils de bonne famille. Les ragots de Schneiderhof lui attribuaient une liaison avec Lili Herrensee, la matrone du Hundspiegel, le cabaret à la mode. Une blessure à l’épaule droite, qui ne cicatrisait jamais, lui avait été faite par Klos, le chef des voleurs de Munich, lequel avait parlé de Lili en des termes peu élogieux. Les deux hommes s’étaient battus en duel. Le brigand avait enfoncé la lame rouillée de son couteau dans l’épaule du jeune homme mais Ludovick avait tranché le nez du brigand. Klos avait senti tous les miasmes mortels de la ville pénétrer jusqu’à son cerveau puis il était mort dans d’abominables souffrances.
Greta se décomposait crescendo. Anéantie, elle voulut s’asseoir, mais choisit dans son égarement un pouf trop bas qui lui occasionna un traumatisme du coccyx, un déséquilibre latéral et une chute totalement ridicule sur le tapis du boudoir. » Trouvez-le ! Trouvez-le ! » hurla t-elle à Neumann sans se relever, dans un grognement de louve.
L’avoué s’alloua les services d’une bande de coquins dont la mission était de retrouver Ludovick dans le dédale mal famé de Schneiderhof. Un détective privé s’y serait fait égorger. Et l’impitoyable police de Munich ne s’y aventurait plus. Les bandits rapportèrent de bien tristes nouvelles : dans le but de se venger, les acolytes de Klos avaient chassé Ludovick du royaume des brigands et alerté discrètement la police militaire de la présence du jeune homme dans un hôtel discret des faubourgs. Ludovick fut incorporé immédiatement à un régiment. Cela faisait maintenant trois jours que son corps d’armée était partie vers l’abattoir de l’ouest, soit une journée avant le retour de Greta à Munich. Cette dernière crut devenir folle. De longs spasmes douloureux lui secouèrent le corps, agitant ses lèvres de tics nerveux qui découvraient ses dents exceptionnellement belles, blanches et pointues comme des silex. Puis le calme revint sur son visage. Elle serrait toujours les poings, ses jointures en étaient diaphanes. Elle se rendit aux quartiers militaires qui se trouvaient sur Helvegstrasse, et elle fit le chemin à pieds car elle n’aurait pas supporté de rester assise dans un fiacre. Elle connaissait intimement le Général Richtoffen, une baderne influente qui avait le grade de général. Greta se convainquit en chemin qu’ils avaient un lien de parenté cela seul pouvait expliquer l’amitié que le général lui portait. Quand à savoir quel lien précis l’unissait au vieux soldat, c’étaient de trop vieilles histoires pour qu’aucun des deux ne s’en souvînt. Elle voulait bien se jeter à ses pieds, lui lécher les paumes ridées de ses mains, baiser l’énorme bague qui avait sclérosé la première phalange de son majeur boudiné. Pourvu qu’on lui rendît son fils unique.
Au quartier général, elle ne trouva personne qui put la renseigner. La plupart des officiers étaient partis pour ce qui allait devenir le front, des plaines lointaines sur lesquelles ils allaient se couvrir de gloire et de sang. » Je suis la cousine du général Richtoffen. Est-il encore à Munich ? Il faut que je le voie. C’est une affaire urgente. Une question de vie ou de mort ! C’est…c’est une affaire familiale. » Un colonel accepta de la recevoir, non sans maugréer car il était débordé, mais il ne voulait pas se montrer inconvenant avec la cousine de son supérieur qui, confortablement installé à Berlin, livrait ses batailles un cigare au bec, énergiquement penché au dessus de cartes d’état-major. En apprenant que Richtoffen était parti, Greta sombra dans le mutisme le plus complet. Il fallait écrire à Berlin, mieux elle s’y rendrait. A pieds, oui elle irait à pieds ! Et elle se courberait l’échine devant son cousin comme une lépreuse implorant l’imposition des mains. Je suis folle, pensa t-elle, complètement folle. Comme ma pauvre soeur. Elle se mit à sangloter, à parler de son fils dans un charabia haché par les soupirs. Le colonel prit un air bonasse et lui assura que son fils allait bientôt lui écrire. Depuis Paris. Il raccompagna Greta à la porte de son bureau en chantonnant une balade qui parlait de filles en jupons blancs et de rivières dorées. Il aurait aimé combattre en France. Vous devez être tellement fière, dit-il à Greta avant de prendre congé d’elle.
Elle écrivit des lettres au général. Des ampoules douloureuses lui vinrent, à remplir des cahiers entiers de sa minuscule écriture d’oiseau. Richtoffen lui répondit poliment, s’étonnant tout d’abord qu’elle l’appelât « cousin », s’en amusant, puis s’en formalisant au point de devenir sec. Il demanda à Greta de ne plus lui écrire car ses demandes répétées pour obtenir la réforme de Ludovick pour des raisons douteuses pouvaient le compromettre. Greta ne baissa pas les bras, espérant finir par attendrir le vieux galonné ou, à l’inverse, l’exaspérer tellement qu’il finirait pas céder de guerre lasse. Mais bientôt Richtoffen ne fut plus en mesure de répondre. Les lettres destinées à l’Etat-major étaient décachetées et lues discrètement par le contre-espionnage du Reich et le général fut accusé de complaisance. Si la corruption ne put être prouvée, il perdit néanmoins tout crédit à Berlin et, malgré son grand âge et ses états de services, fut envoyé au front. Il mourut quatre mois plus tard dans la Marne victime d’un bombardement monstrueux qui enterra vivant trois cents hommes. Certains périrent étouffés, d’autres de soif ou de l’infection de leurs blessures. Le général, lui, avait réussi à survivre sous la montagne de terre grâce à ses réserves adipeuses mais succomba à une inflammation de son appendice qui alla de péritonite en septicémie. Quand on le dégagea, il venait de rendre l’âme, les mains serrées contre son ventre.
De Ludovick, aucune nouvelles. Et puis un courrier de l’Etat-major posté à Berlin, une lettre épaisse et lourde. Greta l’ouvrit, mains tremblantes et tempes douloureuses. Son fils était mort. Son corps avait été déchiqueté par une mitrailleuse française lors d’une charge dans la Somme. Les balles avait fait exploser son visage et son abdomen. Greta trouva au fond de l’enveloppe la médaille militaire décernée à Ludovick à titre posthume. Il y avait également sa gourmette mal nettoyée, veinée de sang séché.
Décembre 1914. Par une décision incongrue, voire suicidaire, Greta avait pris ses quartiers d’hiver à Kielsdörf. La région était balayée par un vent impitoyable engendré très loin à l’est dans les steppes de l’Oural. La neige était épaisse et dure comme un roc, elle occasionnait des fractures en cas de chute. La maison des Achenback était ravagée par l’humidité. Deux domestiques qui toussaient à tour de rôle la nuit sous les combles périrent de pneumonie en rendant l’âme le même matin. Les bois et les villages ne résonnaient plus des rires des hommes, beaucoup dormaient déjà sous la terre hostile de France. Greta tomba malade pour la Saint-Sylvestre. Le médecin qui la visita hocha la tête à plusieurs reprises, puis proposa à Alex Neumann qui était accouru au chevet de sa riche cliente de faire quérir un prêtre. Elle était mourante. L’homme d’église ne vint jamais. Trahi par sa carne qui s’écroula au bout d’un périple de trois lieux en pleine tempête de glace, il fut dévoré dans les bois par des loups affamés qui ne laissèrent rien de lui, à l’exception de son indigeste manteau et son affreux nez vérolé.
Greta était maintenant la proie des fièvres. Alex Neumann lui prodiguait sans cesse des soins qui entretenaient l’espérance, sinon la vie. Une nuit, l’avoué fut tiré de son sommeil par la cloche du domaine qui couvrit le hululement sinistre du vent. Un domestique se rendit au portail. Un homme s’y tenait, habillé par la nuit d’un long manteau noir. D’épais verres opaques cachaient ses yeux, une barbe couleur corbeau étouffait comme un lierre son menton et ses joues. Le domestique repartit en courant vers la maison, persuadé d’avoir vu le Diable. Alex descendit au rez-de-chaussée. L’étrange visiteur était dans le hall et les verres de ses lorgnons s’orientèrent vers Neumann. » Quelqu’un ici a besoin de moi » dit-il sans presque remuer les lèvres. Comme hypnotisé, Neumann lui indiqua l’escalier, tandis que les domestiques encore éveillés s’étaient réunis dans l’office, tous à se tenir et à trembler. Quand l’homme qui était né des ténèbres entra dans sa chambre, Greta, pourtant inconsciente, au bord de la folie, fut submergée par l’odeur. C’était la peau de son fils, cette fragrance délicieuse qu’il avait laissée partout ici, sur ses draps, ses serviettes, jusque dans la pierre. La fièvre l’avait rendue aveugle mais elle sentit l’homme s’approcher et murmurer à son oreille. Elle sombra dans un sommeil profond et paisible. L’homme allait quitter la pièce quand Alex Neumann le retint par le bras, ses doigts enserrant une tissu délicat, des muscles et des os fins. » Monsieur ! Qui êtes-vous ? Que lui avez-vous dit ? Parlez ! » L’homme se dégagea doucement de l’étreinte qui avait froissé son manteau. » Son fils est vivant. J’ai parlé par sa bouche. » Alex vit l’homme descendre l’escalier sans bruit, comme un léger zhépir. Les domestiques terrorisés ne quittèrent pas l’office. Le visiteur sortit de la maison, franchit le portail et retourna à la nuit.
Le lendemain matin, Greta sortit de son coma. Elle déjeuna de bon appétit, servie par le maître d’hôtel malade qui toussait en produisant des glaires noirs enfouis au creux d’une serviette blanche. On parlait maintenant de la tuberculose. Neumann diligenta une enquête pour retrouver l’homme en noir. Il s’agissait d’un médium nommé Peter Van’thof qui s’était installé dans la région à l’automne. Alex convoqua à Kielsdörf quatre femmes ayant eu recours aux services du mystérieux Hollandais et toutes s’accordèrent pour reconnaître au médium des pouvoirs faramineux. Il pouvait dialoguer avec les hommes partis au front et les ramenaient chez eux l’espace de quelques minutes, qu’ils fussent vivants ou morts. Ces témoignages achevèrent de convaincre Greta. Elle se rendit chez Van’thof en compagnie de Neumann qui, lui, était plus circonspect. » Il paraît qu’il est fort cher », dit-il à Greta. » Mon ami, vous êtes bien placé pour savoir que je suis fort riche » lui répondit-elle.
Le Hollandais habitait une maison haute et étroite en retrait de Holigensheim, au milieu d’arbres infestés de corbeaux bavards. Une vieille servante aux yeux d’amadou dont les corbeaux saluèrent bruyamment l’apparition ouvrit à Greta et Alex. Elle les conduisit jusqu’à un boudoir aux tentures de velours mauve qui mangeaient toute la lumière venant de l’extérieur. La pièce était confortable et bien chauffée. Les ombres crées par le feu de la cheminée faisaient une mer houleuse et noire sur les murs. Quand Van’thof entra dans le boudoir, Greta sursauta. Ni elle ni Alex ne l’avaient entendu arriver. Elle prit soudainement peur, son imagination lui imposa l’image du Hollandais se levant d’un cercueil pour venir les rejoindre. Mais le médium leur sourit et ses lèvres découvrirent des dents humaines, d’ailleurs assez fines. Cela ne réussit pas à éclairer son visage qui restait dans l’ombre, comme indéfini. Il invita Greta à s’asseoir en face de lui mais à distance. Goguenard quoique curieux, Alex se tenait immobile dans un coin de la pièce, mêlant son ombre aux autres. « Où se trouve mon fils ? « demanda Greta d’une voix qu’elle avait voulu mesurée, mais qui retentit dans la pièce comme d’en haut d’une chaire. « S’il vous plaît, madame. S’il vous plaît…. » dit Van’thof en lui intiment de se taire d’un geste poli. Le médium s’enfonça dans sa chaise et sa tête partit lentement en arrière. « Je le cherche « murmura t-il. Cela dura de longues minutes qui pesèrent comme des siècles. A l’instar de Peter Van’thof, tétanisé sur sa chaise dans une transe intérieure, Greta se mit à transpirer abondamment. Son cou et son dos devinrent durs et douloureux, puis elle ne sentit plus rien. Le temps s’était arrêté. au bout d’une éternité, le médium bascula vers l’avant en se décollant de son siège. » Il est avec nous, dit-il. Il est ici. « Greta se leva d’un bond, fondit en larmes, et sentit comme des coups de poignards les plaintes de son corps endolori par l’attente et la crispation. D’un geste autoritaire, Van’thof lui demanda de se rasseoir, ce qu’elle fit en s’excusant du regard. « Je…je peux lui parler ? » demanda t-elle au Hollandais. » Vous pouvez, mais il aura du mal à vous répondre. A vous reconnaître. Votre fils est amnésique. » Des larmes coulèrent à nouveau sur les joues de Greta, incapable de prononcer un seul mot. » Voulez-vous, madame Von Achenback, que je lui parle en votre nom ?
– Oui ! souffla Greta. Faites cela. Je vous en prie. Et comment va t-il….je veux dire….va t-il parler par votre bouche ?
– C’est ainsi que les choses vont se passer. Puis-je commencer ?
– Faites, monsieur, je vous en prie. »
Peter Van’thof prit une profonde inspiration. Lorsqu’il expira, son souffle se changea en mots. La voix était moins grave, plus jeune. Mais triste, fatiguée, craintive. » Suis-je ici avec des gens qui me veulent du bien ? Qui sur cette terre peut s’intéresser à un pauvre fou ? » Le corps de Van’thof tressaillit. On ne voyait pas ses lèvres remuer. La voix qui sortait de sa bouche (où était-ce réellement un dialogue entre esprits ?) redevint la sienne. » Vous êtes avec des amis. Des amis très chers qui vous connaissent. Qui connaissent votre nom.
– Qui que vous soyiez, monsieur, dites-moi mon nom. Je vous en supplie ! Rendez-moi cela, et vous serez béni.
– Vous vous appelez Ludovick Von Achenback. Votre famille habite la Bavière.
– Etes-vous certain, monsieur, de ne pas vous tromper ? Ce nom ne me dit rien. Je…Oh ! Ma tête ! il y a de la lave à l’intérieur. Cela me brûle. Cela me ronge.
– Restez encore un peu avec nous, monsieur Von Achenback. Nous devons vous trouver, savoir où vous êtes actuellement. Etes-vous ….? »
La conversation s’arrêta ainsi brutalement. Peter Van’thof était à nouveau effondré dans son fauteuil, épuisé. » Il est parti. Sa présence parmi nous nécessite un effort considérable, à lui comme à moi.
– Rappelez-le ! demanda Greta en se levant. Je veux lui parler. Lui dire…oh ! lui dire tellement de choses !
– Désolé madame, je ne puis répéter ce genre de séance trop souvent. Cela me tuerait. Vous reviendrez dans une quinzaine de jours, je vous ferai prévenir de la date.
– Quinze jours ! Vous n’y pensez pas ! Je veux revenir demain.
– Madame ! N’y voyez pas une indélicatesse de ma part mais vous n’êtes pas la seule personne qui réclame mes talents et je ne puis assurer qu’une séance tous les trois jours.
– Je vous paierai ! Je vous achète. Vous ne serez rien qu’à moi.
– Mes autres clientes me paient également.
– Je vous offre deux fois plus ! La prochaine séance aura lieu dans deux jours, et ainsi de suite jusqu’à que vous réussissiez à localiser mon fils.
– Fort bien, madame. Mais sachez que je ne puis vous assurer un résultat immédiat. Renseignez-vous sur moi, il ne s’agit pas de malhonnêteté mais bien au contraire de rigueur dans mon travail. Cela peut être long. Et si vous devenez ma seule cliente pendant plusieurs semaines, je vous prendrai cinq mille marks or par séance. Calculez. »
Ce que fit Greta. Les émotions intenses qui l’avaient assaillie et son désir profond de retrouver son fils ne l’empêchait pas de songer à l’énormité de la dépense à prévoir au cas où l’esprit de Ludovick se fît prier. Mais bien vite emportée par son enthousiasme, elle fixa son avoué avec un sourire décidé qui donnait à ce dernier pour mission d’aller puiser dans le trésor en Bohème.
Monté sur un excellent cheval, Alex Neumann partit sur le champ. Il franchit la frontière une heure plus tard et s’enfonça dans la foret bohémienne. Au détour d’une clairière, il retrouva la chaumière de Kurt Cosbach. Son corps fut secoue par un long frisson. Il avait peur, comme à chaque fois qu’il se rendait dans cet endroit maudit. Il était parti tôt de Kielsdörf, pourtant le jour commençait à décliner. C’était à cause de la brièveté de ces jours d’hiver mais Alex pensait que Cosbach commandait au Ciel et à toute la forêt.
Il entra et vit le fermier à l’intérieur. Il l’attendait, certainement. Johana, la femme de Cosbach, était assise, comme éternellement, dans son vieux fauteuil au dossier immense. De la bave blanche humectait son menton, elle dodelinait de la tête, comme la démente qu’elle était. Des escarres lui rongeaient les mains, se développaient dans les plis du cou, les seules parties visibles d’un corps probablement gangrené. Kurt Cosbach se saisit d’une pioche. Il la lança à l’avoué, qui la saisit en plein vol. Puis le fermier prit son fusil. Il en arma le chien et pointa le canon de son arme sur la poitrine de Neumann. Alex sortit de la chaumière suivi par le fermier qui ne relâcha pas la pression de son fusil dans le dos de son visiteur. Ils quittèrent la clairière et gagnèrent les bois. La nuit était maintenant tombée et Alex reconnaissait rien du chemin que le fermier muet lui faisait prendre, l’orientant seulement par de brèves pressions de son arme sur sa colonne vertébrale. » Arrête-toi, dit Kurt Cosbach, c’est ici. » Les yeux de Neumann s’étaient peu à peu habitués à l’obscurité et il distinguait l’arbre devant lequel le fermier se tenait. Seul un sorcier aux yeux de chat pouvait retrouver le trésor dans cette forêt du Diable. » Combien vas-tu prendre, cette fois-ci ? demanda Cosbach.
– Cinquante mille marks or.
– C’est impossible ! Tout cet argent…C’est la moitié du trésor.
– Regarde la lettre ! dit Alex en sortant un papier de son manteau. C’est l’écriture de ta maîtresse. Tu connais cette écriture.
– Je ne sais pas lire ! répondit Cosbach en se saisissant de la lettre.
– Oui, mais madame Von Achenback t’a appris les chiffres. Regarde ! Regarde la somme. »
Le fermier lui rendit la lettre. » Tu dit la vérité. Tout de même, c’est beaucoup d’argent.
– Tu es le gardien du trésor. Le reste ne te concerne pas. »
A l’aide de la pioche, Neumann creva le sol près de l’arbre. Le fermier le regardait en le tenant en joue. L’avoué goûtait peu le côté cuisant de la situation, avec ce paysan qui le tutoyait, lui donnait des ordres, et le regardait travailler comme un manouvrier. Il déterra un coffre. Cosbach lui jeta une clé. Alex ouvrit le coffre et en retira des sacs remplis de pièces d’or. Les deux hommes reprirent le chemin de la clairière dans le même ordre qu’à l’aller et avec la même tension. Neumann fut pris de nausées à l’idée de passer la nuit dans l’antre puante du fermier mais il ne pouvait rentrer de nuit : il se serait perdu. Il se coucha donc dans l’unique pièce de la chaumière sans réussir à fermer l’oeil. La babil du feu dans la cheminée était à peine troublé par les petits râles ininterrompus sortant de la bouche ouverte de Johana Cosbach. Le fermier, lui, était assis près de Neumann, le fusil braqué sur l’avoué. Jamais au cours de la nuit les paupières de Cosbach ne firent mine de faiblir.
Neumann partit dès potron-minet en crevant sa monture pour quitter au plus vite la chaumière. Arrivé à la frontière, et seulement à ce moment là, son coeur retrouva le rythme habituel que lui permettait son âge. Il arriva à Kielsdörf sous un soleil radieux, persuadé d’être remonté des enfers. Greta, elle aussi, avait eu le sommeil capricieux. Rongée par l’impatience, elle s’était levée à cinq heures le matin et avait attendu Alex. Elle l’accueillit avec un rire de jeune fille, un pépiement cristallin. Elle demanda des nouvelles du fermier et de sa femme. Greta n’avait confiance en personne ; elle n’aurait confié son trésor à personne d’autre que Kurt Cosbach. Le fermier avait d’abord été brigand. Chef d’une bande d’écorcheurs, il avait été traqué par la police comme la bête malfaisante qu’il était. Un jour, pris au piège dans son repaire, il avait réussi à s’échapper mais, dans la fuite, son épouse Johana reçut une balle dans le crâne. Il emporta sa femme morte sur son cheval tandis que tous ses complices étaient arrêtés et, peu après, pendus. Caché dans une chapelle en ruine située près de Kielsdörf, Cosbach pria Dieu pour la première fois depuis son enfance, implorant un miracle tandis que le corps de se femme perdait sa chaleur et prenait la raideur d’un cadavre. Johana ouvrit les yeux. Elle était vivante. Ressuscitée. Le bandit alla se jeter aux pieds de Greta Von Achenback, connue dans le pays pour être généreuse dans ses dons aux pauvres. Dans l’esprit de Greta, l’aide qu’elle prodiguait aux indigents était toute aristocratique et faisait partie des devoirs obligatoires dévolus aux seigneurs de l’élite. Ce jour-là, Ludovick enfant s’était ouvert la cuisse en jouant dans la forêt avec les instruments tranchants des bûcherons. il arriva devant sa mère, porté par deux hommes des bois, pissant le sang par une vilaine plaie. Sa mère le regarda à peine et fit signe à trois domestiques d’emmener Ludovick à l’intérieur pour qu’on lui prodiguât des soins en attendant l’arrivée du médecin. Greta semblait plus émue par le sort de Johana Cosbach qui gémissait aux pieds de son mari qui se confondait en discours repentants, contrits et sincères, tout en se signant sans discontinuer. Le médecin soigna Ludovick, puis la femme de Cosbach. Il était impossible de lui retirer la balle logée dans la tête, cela l’aurait achevée. Greta décida de donner l’hospitalité à la blessée le temps qu’elle reprenne des forces mais obligea son mari à coucher dans la forêt. Cosbach se mit à pleurer. Il avait promis qu’il ne la quitterai jamais, dut-il y laisser la vie. Greta lui permit de passer ses nuits dans le chenil. Le médecin décréta que Johana allait vivre mais que jamais elle ne reparlerait ni ne pourrait bouger ses membres. De plus, elle était intransportable. De simples cahots auraient déplacé la balle dans son cerveau et l’auraient tuée. Greta ne pouvait garder le couple maudit chez elle. Elle vit le parti qu’elle pouvait tirer de l’infirmité de Johana et de la vénération que portait Cosbach à sa femme et à elle-même. Elle installa le couple dans la chaumière de Bohème et y fit entreposer tout son or dont elle confia la garde à l’ancien brigand. Le transport de Johana de Kielsdörf jusqu’en Bohème faillit plusieurs fois provoquer la mort de la jeune femme, malgré l’allure extrêmement réduite de l’attelage. Un autre voyage lui serait fatal, ainsi Cosbach n’était pas tenté de voler l’or et de s’enfuir car il aurait été obligé de le faire sans sa femme, ce dont il était incapable. Greta mit au point un protocole qui définissait les règles des prélèvements dans le trésor. Cosbach ne devait remettre la clé du coffre caché par ses soins que sur présentation d’une lettre de Greta indiquant la somme dont elle avait besoin. Le bandit, devenu fermier, devait être vigilant et au besoin sans pitié. Jamais il n’avait failli à sa tâche.
La deuxième séance chez Peter Van’thof fut catastrophique. Le médium partit dans une des ses transes froides qui tint Greta en haleine durant près de deux heures. Aucun esprit de ne manifesta. Le médium encaissa les cinq milles marks-or en s’épongeant le front. Lors de la troisième séance, Ludovick revint. Il se plaignait de fort maux de tête. Greta tenta de converser avec lui mais le jeune homme semblait ne pas l’entendre. Il répondit à quelques questions de Van’thof. Ses réponses furent d’une banalité consommée. Exaspérée, Greta cogna du point sur le bureau du médium. Ce dernier soupira profondément. « Il est reparti. Vous devez être plus patiente. » Greta s’emporta violemment. » Charlatan ! hurla t-elle à la face du Hollandais. Vous me volez ! Je refuse de vous payer. » Van’thof enfouit les doigts de sa main droite dans sa barbe et acquiesça. » Comme vous voulez. Votre fils est à la fois très proche et très loin. Je ne veux pas abuser de votre patience ni de votre bourse. Je dois dire que cela me soulagera de ne plus m’occuper de ce cas.
– Pouvez-vous me dire pourquoi ? demanda Greta.
– Votre fils ne désire rien. Il ne demande personne, même pas vous, sa mère. Pourtant je le sens bien vivant. Mais il croit n’avoir aucune raison de revenir parmi ses semblables. Il se croit mort, flottant dans les limbes. C’est la première fois que je rencontre un cas semblable.
– A t-il de la haine ? demanda Greta la bouche sèche.
– Oui. Et aucune miséricorde. »
Alex ramena Greta à Kielsdörf. Il semblait ravi que sa cliente renonçât à recourir aux services du Hollandais. » Enfin ! disait-il. Cet escroc nous aura spolié d’une fortune. Je l’avais senti fourbe aussitôt que je l’ai vu. Chère Greta, me permettrez-vous de vous emmener en voyage. Connaissez-vous Florence ? tendez-moi votre main. » Greta donna une main gantée et molle à l’avoué qui s’en saisit avec empressement en l’effleurant à plusieurs reprises de ses lèvres décolorées.
Le lendemain matin, la femme de chambre découvrit sa maîtresse habillée de pied en cap, prête à partir. Greta fit demander Alex Neumann qui accourut, lui aussi vêtu commodément pour voyager. » Connaissez-vous Bergame, chère amie ? Nous oublierons tous ces événements tragiques sous le soleil de l’Italie ! Laissez-moi être votre guide, votre chevalier, votre…votre amant. » Il devint pivoine, choqué par sa propre audace. Il se sentait capable se la serrer dans ses bras, de dévorer son cou de baisers, de la coucher sur le lit et de lui faire l’amour bestialement, comme aux putains qu’il fréquentait. Greta posa sur lui des yeux indifférents. » Emmenez-moi chez monsieur Van’thof, voulez-vous mon ami ? »
Greta s’introduisit chez le Hollandais en bousculant la servante borgne qui chut à terre. L’affreuse vieille se fractura le col du fémur et devait décéder peu après. Greta somma Van’thof de procéder à une séance de spiritisme sur la champ, ce que l’homme à la barbe noir refusa tout de go, prétextant la fatigue de l’expérience de la veille. Greta ouvrit une bourse qui contenait dix milles marks-or. » Cela vous aidera peut-être à surmonter l’épreuve ! railla t-elle. Vous connaissez mon fils ! Regardez-moi et dites-moi le contraire ! » Le Hollandais se troubla et pour la première fois perdit de sa superbe. » J’ai de l’argent ! hurla Greta. Rendez-moi mon fils ! » Le médium entama aussitôt une séance qui; par hasard ou par intérêt, fut très fructueuse. Greta voulut entrer rapidement en contact avec son fils et pour la première fois celui-ci lui répondit. » Ludovick ! Ludovick, mon cher fils. M’entends-tu ?
– Oui, je t’entends, mère, puisqu’il faut que je t’appelle même si je ne te connais pas.
– Tu retrouveras la mémoire, je te le jure ! Je te ferai soigner par les plus éminents médecins.
– Je sens à ta vois que tu souffres. Et c’est à cause de moi, mère. Pardonne-moi. »
Greta entendit des pleurs. » Ne pleure pas, mon petit garçon. Pas maintenant. Je te prendrai dans mes bras et tu pourras m’inonder de toutes les larmes de ton corps. Où es-tu, mon fils aimé ? Dis-nous où te trouver pour te porter secours.
– Je suis dans une pièce affreuse, mère. Un cimetière.
– Un cimetière ?
– Je vois un homme près de moi et il ne ferme plus les yeux. Mais il ne voit plus rien. Il est mort. Il a hurlé, mère. Oh ! Ses cris….personne n’est venu. J’ai peur de mourir ici !
– Tu es dans un hôpital, mon fils ? un hôpital militaire ? Tu es blessé ?
– Oh ! Mère ! Si tu savais dans quel état se trouve ton fils….Tu ne pourra plus jamais me regarder.
– C’est faux ! cria Greta avec l’énergie d’une bête fauve défendant sa progéniture. Je t’aimerai et je te protégerai ! Je vais venir te chercher et jamais plus tu ne partiras loin de moi. Où te trouves-tu ? Pour l’amour de Dieu, dis-le moi !
– Ma tête….J’ai si mal. Ce sont les cris du mort qui ont envahi mon crâne. Je suis en Alsace, mère. Dans un village qu’ils appellent Kielsdörf.
– Kielsdörf ? Tu fois te tromper, mon fils. Kielsdörf c’est…c’est chez ta famille. C’est notre maison ! »
Surexcitée, elle se leva pour parler à Peter Van’thof, dans se rendre compte que ce dernier était sans conscience, la tête en arrière, traversé par la puissance des esprits. » Il se souvient ! Il se souvient ! Il a dit Kielsdörf ! » Elle se rassit et se remit à parler à la voix qui planait dans la pièce. » Es-tu en France, mon fils ? Ou dans notre pays ?
– Je suis chez nous. Je comprends les gens qui me soignent, et ils me parlent gentiment. Mère ! Ils m’ont opéré….Je..je.. »
L’esprit partit comme un éclair. Greta fondit en larmes, exténuée, découragée. Alex toisa le médium qui revenait à un état de conscience puis il emmena sa cliente hors de la maison aux corbeaux.
Les séances se suivirent, frustrantes, faites d’avancées significatives puis de graves rechutes, comme une maladie maligne. Ludovick avait cité plusieurs nom de ville ou de village qui se révélaient tous cruellement fantaisistes. Greta tomba malade. Puis l’argent vint à lui manquer. Elle décida que Neumann irait chercher l’autre moitié du trésor qui reposait en Bohème. L’avoué hocha la tête sans mot dire, et il regarda sa cliente avec un regard froid qui signifiait le mépris le plus profond. Alex fit sciemment traîner les choses, et au bout de deux jours, Greta partit elle même pour la Bohème sur une jument dont elle faillit déchirer les flancs à coup d’éperons, sans se soucier de l’heure tardive de son départ.
Quand elle arriva dans la clairière, elle vit la porte de la chaumière ouverte, battue par le vent. A l’intérieur, deux furets dévoraient le cadavre de Johana Cosbach, dont les os des jambes étaient déjà à nu. Les deux animaux voraces attaquaient l’abdomen de Johana. Greta les chassa et ils prirent la fuite au moment où l’estomac de Johana cédait, dégageant des gaz et une bouillie infecte. Greta sorti précipitamment de la chaumière et courut jusqu’au bois où était enterré son trésor. Elle ne s’était rendue qu’une fois à la cache, et ce bien des années auparavant, mais elle se souvenait parfaitement de sa localisation. Arrivée près de l’arbre, elle vit que le coffre sorti de terre, ouvert et vide. Johana était morte et Cosbach n’avait plus aucune raison de rester dans ces bois. Il avait volé le trésor puis s’était enfui. Plus désespérée qu’une condamnée à mort, Greta, lente et hagarde fit prendre à sa monture le chemin du retour, sans s’apercevoir que le jour déclinait dangereusement. Encore en Bohème, elle se retrouva en plein forêt à la nuit tombée. Des loups maigres la prirent en chasse, hurlant leur faim et leur rage. Greta cravacha sa jument pour échapper à la meute. Son visage et ses mains furent bientôt profondément entaillées par les branches crochues qui fouettaient le cortège aux abois. La jument chuta dans un trou profond et Greta fut projetée à terre, ruisselante de sueur et de sang. Les loups dévorèrent la jument qui hénit jusqu’à ce que sa carotide fut tranchée. Greta ne songeait pas à fuir. Elle savait que les loups allaient grimper le talus et se jeter sur elle, affolés par le sang qui imbibait ses habits et coulait dans sa bouche, noircissant ses dents et donnant à sa salive un goût abominable. Elle pensa à Ludovick, mutilé dans cet hôpital situé nulle part. Une magnifique louve blanche escalada la première le trou. Elle s’assit sur ses pattes arrière et regarda Greta qui pleurait, le coeur brisé à l’idée de ne pas pouvoir serrer son fils contre sa poitrine, pour la première et la dernière fois. La louve s’approcha du corps sans mouvement, tout à sa peine. Elle renifla Greta qui mettait la main devant son visage. Puis elle hurla longuement. Greta retira sa main et écarquilla les yeux. Les loups avaient disparus.
Elle dormit dans l’air glacé des frondaisons, espérant ne pas se réveiller. Mais le soleil matinal lui piqua le visage. Elle passa la main sur les croûtes qui lui encombraient le visage. Elle était vivante. elle marcha vers l’ouest, sans trouver d’explication à la pitié de la louve et la clémence de la forêt. Elle arriva à Kielsdörf titubante, saoule de fatigue et de chagrin. Les domestiques la conduisirent à sa chambre en poussant des cris d’orfraie. » Je ne suis pas blessée ! Je veux voir Alex Neumann ! » demanda Greta une fois qu’elle fut lavée et alitée.
– Monsieur Neumann est retourné à Munich lui répondit la femme de chambre. Il a laissé cette lettre pour vous, madame. Mais reposez-vous, vous la lirez plus tard. Je vais tirer les rideau pour que vous puissiez dormir.
– Ne touchez pas à ces rideaux ! Et donnez-moi cette lettre ! »
Au premier mot, Greta reconnut l’écriture. Elle lut la lettre sans respirer et la coeur à l’arrêt. Arrivée au terme de la missive, elle s’évanouit et ne reprit jamais connaissance.
Chère mère,
A l’heure où tu liras et reliras ces lignes, Alex Neumann sera loin. Non pas à Munich mais sur un bateau en partance pour les Amériques. Comment as-tu pu faire de cet homme qui t’était entièrement dévoué un ennemi ?
Je l’accompagne. Un avoué peut toujours être utile, même si je saurai me méfier de son amitié. Je serai un orphelin sur la terre d’Amérique mais, grâce à tes largesses, je crois pouvoir m’acheter la famille la plus fidèle et la plus chrétienne du monde. Le fait qu’à aucun moment tu n’aies pu me reconnaître dans le déguisement de Peter Van’thof ne m’a ni surpris ni déçu. As-tu seulement un jour détaillé les traits de mon visage ou laisser ton oreille se bercer au son de ma voix ? A ton crédit, je concède que tu as tenté de te racheter et nos conversations fugitives dans la maison du Hollandais m’ont parfois ému plus que tu pourrais ne le penser. Mais la véritable miséricorde est l’apanage exclusif du Créateur et à mon grand regret je ne suis pas de sa trempe. Je crains fort de te décevoir une nouvelle fois mais toute cette mise en scène n’a été motivée que par le lucre.
J’ai récupéré dans ton secrétaire vénitien ma gourmette, dont j’avais affublé le cadavre d’un camarade héroïque et inidentifiable. Ce n’est absolument pas par avidité que je te reprends cette relique mais, le croiras-tu ou non, parce que j’y suis attaché. un geste sentimental, en quelque sorte. Les jeunes gens ont parfois de genre d’élan.
Il te reste la moitié de ton trésor aussi je sais ne pas te laisser toute seule.
Ton fils Ludovick, à la conquête du Nouveau Monde
Nouvelle écrite pour le recueil « le rose et le noir » Editions Terre de Brume, 2004